« LES TERRES MORTES »

CONTE DE NOËL DU TRITON VERT

Jamais je n’aurais cru que j’allais ouvrir l’œil un 23 décembre! Depuis bientôt deux mois, j’avais atteint ma température interne tout confort pour passer l’hiver bien engourdi sous une couche de mousse près de mon marécage préféré, bien content de pouvoir rêver de larves de moustiques et d’araignées pendant ma longue saison d’hibernation. Mais voilà qu’un grondement terrible a secoué mes vertèbres et m’a sorti de mon trou juste avant qu’une énorme grue me roule dessus…! Mais que faisait donc pareil engin dans le marécage? À ce temps de l’année en plus!

Recroquevillé dans le creux d’un arbre, j’ai alors entendu cette conversation entre le conducteur du monstre de métal et son compagnon.

– Ça a dû te coûter une fortune c’te pépine-là!

– Pas tant que ça! Je l’ai achetée le jour du vendredi fou! J’avais tellement hâte que les vacances de Noël commencent pour pouvoir l’essayer!

– C’est tout un cadeau de Noël que tu t’es offert là! Une pépine jaune citron flambant neuve!

– Jcré ben! J’vais toute remblayer c’te maudit marécage-là! C’t’une terre morte, y’a rien à faire avec ça! C’est juste un nid à maringouins! Dès que le printemps se pointera le bout du nez, j’vais pouvoir y construire un gros garage pour mettre
ma pépine!

J’en avais assez entendu! Des « terres mortes »! Mais comment pouvait-on penser ça! Un milieu humide, c’est plein de vie! Ça grouille d’animaux, d’oiseaux, d’insectes de toutes sortes. La flore aussi est variée, avec quelques arbres en bordure, des arbustes, des roseaux. Et toute la vie qu’il y a aussi dans l’eau! En plus, ça joue un rôle tellement important pour la santé de la planète! Je ne dis pas ça seulement parce que c’est mon petit coin de paradis. Ça rend service même aux êtres qui n’y vivent pas parce que ça garde l’équilibre de la nature. Ça réduit les risques d’inondations, ça assure la qualité de l’eau en absorbant les polluants, comme un filtreur de piscine quoi! Ça prévient les sécheresses et l’érosion, ça capture le carbone pour empêcher la planète de surchauffer. Il fallait absolument faire quelque chose pour empêcher la destruction de mon marécage adoré!

Une volée de corbeaux, effrayés par le bruit infernal, s’est enfuie à grands coups d’ailes. Un hibou, de son œil sage, regardait ce spectacle désolant en tournant et tournant sa tête de droite à gauche comme pour dire « non, non et non! » à ces deux matamores. Je suis vite grimpé le rejoindre pour lui demander de m’amener à toute vitesse vers le milieu humide de l’autre côté du lac.

Quand nous sommes arrivés dans la décharge du lac, la bande de corbeaux jacassait tellement fort que tous les autres animaux sont sortis voir ce qui se passait. Tout à coup, un autre voilier d’oiseaux est arrivé : des bernaches, tout droit venues de Floride.

– Mais que faites-vous là? leur dit le hibou. Vous êtes supposées passer l’hiver dans le sud!

– Parle-moi en pas! Il fait tellement chaud qu’on n’arrive pas à mettre bas nos oisillons! La planète est en train de perdre la tête! D’ailleurs, sur notre chemin, on a croisé un front chaud qui devrait arriver ici dès la nuit prochaine. On a vu d’énormes nuages orageux commencer à se former!

Effrayés par cette tempête annoncée, tous se mirent à rassembler le peu de brindilles encore visibles sous la couche de neige qui, oui, commençait à fondre à vue d’œil! Heureusement, à force de travail d’équipe, tout le monde était à l’abri quand l’orage éclata.

Ce fut une dure nuit. Les éclairs zébraient le ciel d’éclats phosphorescents. Le tonnerre grondait si fort qu’on aurait dit qu’une armée de pépines avait débarqué ici aussi!

Le lendemain, il ne restait plus aucune trace de neige. L’urubu s’est proposé pour aller voir de l’autre côté du lac. Quand il est revenu en fin de journée, il avait la fale basse comme rarement je l’avais vu.

– Mes amis, vous n’en reviendrez pas de ce que j’ai vu. Tout est détruit! En plus, à cause des dégâts causés par le monstre d’acier, le marécage n’a pas réussi à retenir les eaux de l’orage et la maison de M. Pépine est complètement inondée! Ses enfants pleuraient et grelottaient, enveloppés dans des couvertures, pendant que leur père et leur mère les transportaient dans une chaloupe vers l’autre rive, chez un voisin qui habite plus en hauteur.

– Mais c’est terrible, dit la chauve-souris nordique, moi qui suis déjà une espèce menacée, qu’est-ce que je vais devenir?

– Maintenant nous sommes tous des espèces menacées, répondit le campagnol!

– Au secours, qu’allons-nous devenir, s’écrièrent les animaux tous en chœur!

C’est alors qu’un souvenir me revint tout à coup! Grand-père triton m’avait déjà raconté que, dans la nuit du 24 au 25 décembre, si tous les animaux se tiennent par les pattes en chantant des chansons de Noël, cela donne des pouvoirs magiques aux lucioles! Il y avait encore un espoir!

– Mais les lucioles sont toutes disparues à cause de la pollution lumineuse, me fit remarquer le vison, dans un soupir de découragement.

– Attendez! s’écria le hibou. À cause de la tempête, il n’y a plus d’électricité, alors peut-être que les lucioles vont revenir!

Tout le monde se regardait avec de plus en plus de courage. Tous les animaux firent un grand cercle et commencèrent à chanter des chansons de Noël.

La souris sylvestre partit le bal, avec sa petite voix aigüe. Puis le ouaouaron ajouta des notes basses. Le vison se mit à chanter de sa voix douce et chaude comme sa fourrure; l’urubu, de sa voix planante comme son vol. Le hibou faisait des « ouh, ouh, ouh » en harmonie. On formait toute une chorale! On chantait des chansons de belle nuit de Noël, de rennes aux nez rouge, de sapins parfumés, d’enfants trop excités pour s’endormir.

Doucement, des lueurs se mirent à sortir du bois. Juste quelques petites étincelles d’abord, puis comme des guirlandes de Noël de lucioles, de plus en plus nombreuses, qui nous encourageaient à chanter de plus en plus fort. À la fin de la dernière chanson, ce fut plus fort que moi, en digne triton, je chantai un intervalle musical de trois tons, et après un bref silence, tout le monde murmura en chœur la note finale. La cheffe des lucioles fit un grand sourire et remercia tout le monde pour le beau concert. Elle nous expliqua que, comme dans nos chansons de Noël, les enfants n’arriveraient pas à s’endormir ce soir, car elles iraient les chercher au village afin de les ramener jusqu’ici, par la voie des airs, sur des coussins flottants de lucioles. Ainsi, les enfants, en harmonie avec tous les animaux et grâce à la force magique que la nuit de Noël donne aux lucioles, pourraient reconstruire le marécage!

Dès que les lucioles partirent pour le village, je me mis à organiser la traversée du lac. Celles et ceux qui savaient nager embarquèrent les autres sur leur dos. Les oiseaux pouvaient transporter les plus légers d’entre nous sur leurs ailes. Au moment où nous arrivâmes dans le marécage détruit, les enfants du village apparurent dans le ciel illuminé par les lucioles.

Ce fut une nuit extraordinaire! L’esprit de Noël transmettait des pouvoirs magiques aux lucioles qui, aidées de tous les animaux et de tous les enfants du village, remirent à leur place tous les rochers du marécage. Avec mes amies la musaraigne et la souris sylvestre, je me mis à creuser le sol de plein de petits tunnels pour redonner du souffle à la terre aplatie par la grue. Le vison et la chauve-souris trouvèrent quelques joncs arrachés en bordure du milieu humide et, quand elles les lancèrent vers le lac, la végétation se remit à pousser à la vitesse de la lumière des lucioles.

Les enfants, heureux mais épuisés par le travail, se mirent à s’endormir les uns après les autres, roulés en boule sur des tapis de mousse. Une équipe de lucioles les soulevèrent doucement pour les ramener dans leur lit, au village, vite vite avant que la nuit s’achève.

Au petit matin de Noël, juste avant que le soleil se lève, les enfants de M. Pépine sortirent de leur lit de fortune pour aller voir par la fenêtre, le cœur rempli de tristesse à l’idée de ne pas être dans leur maison pour fêter Noël. Ils virent alors que l’eau s’était retirée et que des guirlandes de lucioles illuminaient leur maison! Ils se ruèrent sur leurs parents qui, intrigués, s’embarquèrent à toute vitesse dans leur chaloupe pour traverser le lac.

Quand ils arrivèrent près du marécage, ils virent tous les animaux qui leur souriaient, tout heureux d’avoir retrouvé leur petit paradis.

– Mais c’est plein de vie un marécage! Comme c’est beau! s’écrièrent les enfants de M. Pépine!

– Oh, là là! répondit leur père. Je m’étais bien trompé lorsque j’avais dit que c’était des terres mortes! Voilà toute une leçon de vie!

Mme Pépine, très émue à l’idée de retrouver leur bonheur, proposa sur le champ à son époux de vendre la pépine et de redonner sa liberté à la nature. Trop heureux d’entendre cela, tous les animaux disparurent tout à coup. Ils étaient retournés à leur vie dans le marécage. Moi, triton vert heureux, juste avant que je disparaisse à mon tour, les enfants me firent un clin d’œil et me promirent de protéger le marécage pour toujours.

© Isabelle Pontbriand 2022.

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