Le pic, la chouette et le triton

Le premier tambourine, la deuxième hulule et le troisième, furtif et silencieux, signale sa présence par une simple zébrure rouge orangé dans le sous-bois. Grand pic, chouette rayée et triton vert, tous les enfants connaissent ces trois animaux résidents, qui passent l’hiver avec nous, et dont les domaines vitaux se chevauchent.

Le domaine vital d’un animal est essentiellement ce qu’il lui faut d’habitat pour répondre à ses besoins en abri et en alimentation et assurer sa reproduction et le maintien de l’espèce. Cette aire favorable est délimitée en zones familières où l’animal est capable de localiser des points de ressources d’intérêt : caches, eau, aliments, et de mémoriser les chemins pour les retrouver. Plus le milieu est riche en ressources, plus le nombre d’individus y élisant leur domaine est grand.

Le triton vert

Prenons l’exemple du triton vert, un amphibien qui dépend autant des milieux aquatiques que de la forêt. Il se reproduit sous l’eau au printemps dans les herbiers et le bois noyé, passe l’été à l’état de larve en eau peu profonde, gagne la forêt à la fin de l’été sur des pattes nouvelles et dans une robe orangée marquée de points rouges cerclés de noir, qui signalent sa toxicité.

Le triton juvénile entreprend alors un stade terrestre pendant lequel on le connaît sous le nom d’« elfe rouge ». L’elfe rouge affectionne notre forêt mixte. Toutes ces belles feuilles d’érables et de bouleaux enroulées sur un lit d’aiguilles de sapin lui permettent de se dissimuler facilement tout en lui offrant une abondance de collemboles, acariens et larves d’insectes dont il fait son régal.

Pendant qu’il vit sa jeunesse, l’elfe rouge peut parcourir annuellement jusqu’à 800 m en forêt, à raison de 13 m par jour! Tout un sprinter… L’automne venu, il fait des réserves et prépare son hibernation dans le sol forestier, à l’abri du gel. Au printemps, après trois ans généralement, il retourne à son habitat aquatique original, après s’être métamorphosé à nouveau, cette fois-ci en triton vert…, plus gros et verdâtre, mais toujours orné de lentilles rouges cerclées de noir.

Le triton vert passe tout le reste de sa vie, une douzaine d’années environ, dans son lac ou son étang de reproduction, juste assez profond pour ne pas geler entièrement, car le triton adulte est actif toute l’année, de jour comme de nuit. À ce stade, il se nourrit surtout de petits invertébrés aquatiques, parfois d’un œuf de grenouille. Son domaine vital est alors de 250 m2.

Confinement du domaine vital

Lorsqu’Homo Sapiens nivelle le parterre forestier à 20 m de l’eau pour y dérouler une pelouse ou dégage un chemin de 15 m de largeur à 75 m d’un milieu humide, il confine le domaine vital du triton et le rend hostile, impropre à l’habitat.

Imaginez l’elfe rouge de retour de sa cavale de trois ans qui rencontre un milieu ouvert de 15 m de largeur, lui qui parcourt 13 m par jour ! S’il réussit sa traversée du désert et qu’il retrouve son lac, y trouvera-t-il encore les herbes et le bois noyé qu’il recherche pour se reproduire ou les Sapiens auront-ils tout « nettoyé »? Quel effet les produits d’entretien de la pelouse emportés dans le lac par la pluie auront-ils sur ses ressources alimentaires?

Par ailleurs, l’îlot d’habitat isolé en forêt entre le milieu humide et le chemin subira une cascade d’effets néfastes tant pour le triton que les autres espèces qui ont une faible capacité de dispersion, comme les amphibiens, les reptiles, les tortues. Le site naguère idéal est devenu une trappe.

Les espèces qui vivent à l’abri des arbres n’aiment pas traverser les milieux ouverts où sévit l’effet de bordure, domaine de tous les dangers. Les prédateurs ont maintenant la vie belle : ils se tiennent à l’orée des bois, guettant les téméraires. Dans l’îlot, le soleil et le vent pénètrent plus profondément. Les plantes qui recherchent l’ombre et l’humidité se raréfient et, avec elles, les animaux qui en dépendent.

La dégradation de l’habitat dans l’îlot et dans le petit lac mènera lentement mais sûrement à la disparition du triton vert et du merveilleux elfe rouge. Qu’en sera-t-il des oiseaux ?

 

Le grand pic

Dans les arbres qui fournissent au triton sa litière de feuilles règne le grand pic, un grand oiseau sédentaire insectivore dont le domaine vital est de 1,3 à 1,6 km2 en moyenne si l’habitat est de qualité.

Oiseau diurne, le grand pic fuit les milieux ouverts mais niche volontiers à proximité de zones humides, de préférence dans les forêts dominées par les feuillus et suffisamment âgées pour offrir des arbres de grand diamètre pour ses nids. Il faut aussi que le couvert forestier soit assez haut et dense pour former un bon abri pour sa nichée. Enfin, il ne peut se passer de chicots, car il se nourrit d’insectes qu’il « excave » sur le bois mort ou dans les arbres moribonds.

Le grand pic n’est pas timide et on peut facilement l’apercevoir le jour, avec sa belle huppe rouge vif.

Le mâle et la femelle travaillent en couple pour préparer les nids, et couver et nourrir leur progéniture. Une fois qu’ils ont choisi un secteur pour y nicher, ils y sont généralement fidèles. Un nouveau nid est creusé en hauteur chaque année dans un arbre mort dans la très grande majorité des cas, sinon dans la partie morte d’un arbre vivant. Le hêtre à grandes feuilles, l’érable à sucre, le chêne rouge et le pin blanc sont à cet effet leurs arbres préférés. Le couple utilise aussi pour se reposer quelques autres cavités creusées antérieurement, et prend même soin d’en aménager une pour ses jeunes quand vient pour eux le temps de quitter le nid… Cool, non ?

En hiver, le grand pic se nourrit principalement des fourmis charpentières qui colonisent les chicots et les débris ligneux.

À la fin de l’été et à l’automne, il aime bien ajouter à sa diète quelques petits fruits, des noix et des faînes.

Étant donné la variété de ses besoins et le travail qu’il accomplit, on considère que le grand pic est un bon indicateur de biodiversité. Ses excavations sont prisées comme caches par plusieurs autres espèces, notamment la petite nyctale et la chouette rayée, mais aussi l’écureuil et d’autres encore.

La chouette rayée

Dans les mêmes peuplements feuillus ou mixtes arrivés à maturité vit un autre bel oiseau sédentaire, la chouette rayée. Ce rapace nocturne, assez loquace, est monogame et habite en couple toute l’année un domaine vital d’environ 1,5 km2.

Mâle et femelle sont identiques arborant une grosse tête ronde, sans les aigrettes propres aux hiboux, et portant au cou des plumes rayées à l’horizontal qui leur font un cache-col. La chouette rayée préfère avant tout les étendues continues de grands arbres espacés dans lesquels elle peut trouver des cavités favorables à la nidification.

L’idéal est un trou bien caché dans un vieil arbre près d’un milieu humide qui lui offrira un territoire de chasse bien pourvu.

La chouette rayée est une chasseuse redoutable qui s’appuie sur ses plumes souples pour planer sans bruit entre les arbres jusqu’à ses proies nocturnes : campagnols et souris, grenouilles et reptiles… Elle-même est l’objet de prédation, surtout les œufs et les petits qui sont recherchés par le raton-laveur.

Fragmentation du domaine vital

Aux abords du lac et dans la montagne, Lady et Homo Sapiens ont été rejoints par d’autres résidents, car leur petit paradis faisait partie d’un projet immobilier conçu pour « vivre au diapason avec la nature ». Le promoteur a construit une rue locale à travers la montagne, puis des chemins secondaires à différents niveaux dans la montagne pour maximiser le panorama. Des parcelles de terrain ont été déboisées pour les maisons et la forêt aux alentours a été clairsemée pour dégager la vue. Aussi loin que le regard porte, le parterre forestier a été débarrassé de ses chicots et de ses arbres sénescents, malades ou tombés.

Comment le grand pic et la chouette rayée, qui sont des animaux forestiers, s’adapteront-ils à cette perte d’habitat ? Il y a fort à parier que les printemps suivants seront bien silencieux.

D’abord le « ménage » de la forêt, un geste nuisible mais fréquent dans nos bois, prive le grand pic de ses garde-manger. « Il y a autant de vie dans un arbre mort que dans un arbre vivant » rappelle Guylain Boudreau, écoforestier.

Le grand pic est un oiseau dit « spécialiste », un insectivore qui dépend des colonies de fourmis remuant au cœur des arbres en dépérissement et les débris.

Le morcellement de la montagne est un autre coup dur pour le grand pic. Les parcelles de forêt intacte qu’il reste après un développement immobilier sont souvent insuffisantes comme domaine vital et les lisières dégarnies par le vent et le soleil directs présentent mille périls. Certains individus s’empresseront de quitter les lieux. D’autres chercheront à composer avec la situation en s’étendant sur un plus grand territoire s’ils trouvent des corridors protégés pour traverser les milieux ouverts et des arbres propices à leur nidification. Dans tous les cas, le nombre de pics diminuera et il n’y en aura plus dans les endroits « propres ».

Plus opportuniste que le grand pic, capable de s’accommoder d’un régime plus varié, la chouette rayée pourrait encore trouver à s’alimenter en élargissant son aire de chasse. Cependant, elle sera bien en peine pour s’abriter, tout comme d’ailleurs plusieurs autres animaux qui recherchent les trous dans les arbres. Si elle trouve quelques arbres âgés épargnés, riches en cavités, elle pourra en animal sédentaire tenter sa chance quelques années encore. Mais le coût en énergie pour prendre soin de sa nichée sera plus grand. En hiver, le mâle quittera le territoire pour aller se nourrir ailleurs et, avec le temps, la femelle suivra le même chemin.

 

Demain

Il n’y a pas que les animaux ailés qui quittent nos bois morcelés, dévitalisés. Différentes espèces, moins capables de se déplacer, comme les amphibiens, disparaissent petit à petit tandis que les mammifères les plus généralistes tentent de se réfugier toujours plus au nord, suivant la progression des changements climatiques.

Partout au Québec, de plus en plus de voix exigent une plus grande sensibilité à la répercussion de notre mode de vie et une meilleure protection pour tous les vivants. Un effort collectif a été lancé à cet égard à l’échelle du Nord-Est du continent en vue de la création de corridors écologiques, des réserves d’habitats protégées et connectées pour favoriser le maintien des espèces. Les Chroniques du milieu du printemps étaient consacrées à ce sujet.

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Pour écouter les oiseaux : Dendroica – Canada https://www.natureinstruct.org/dendroica/spec.php/Canada
Documentation :
Deuxième atlas des oiseaux nicheurs du Québec méridional, Robert,  M.,  M.-H.  Hachey,  D.  Lepage  et  A.R.  Couturier  (dir.)  2019
Le Québec en miettes, Lebœuf, M., Orinha 2012
Amphibiens et reptiles du Québec et des Maritimes, Desroches, J.-F. et Rodrigue D. 2018

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